C’est par le cinéma, que je suis arrivée à la photographie. Par le biais des images bavardes et démontées du cinémascope. Et ce besoin de les ralentir.
Suspendre. Voir. Cadrer.
Silence.
Cette immobilité et ce silence dans mes images s’ancrent sur une méthode de travail contemplative, lente. Certains déclenchent vite, à la sauvette ; je prends mon temps, prends le temps d’écouter le rythme des lieux, des visages. Prendre le temps qu’on m’oublie ; déclencher quand cela n’a plus d’importance. Quand ce qui est là s’agence pour moi mais pas à cause de moi.
Le portrait ; trait pour trait. Pour chaque visage offert il faudra un visage rendu. Se sentir redevable ; responsable de ces visages. Mes portraits regardent droit dans l’objectif, conscients d’être là, me mettant au défi d’être à la hauteur de ce qu’ils donnent. Et quand les visages ne peuvent devenir image, il y a le corps, les postures, les gestes. Et les lieux, les objets, les petits riens. Toutes ces choses qui racontent et chuchotent une histoire.
Le paysage. Tableaux ou cartes postales ? Paysage-image. Construction par le regard qui cadre, agence, délimite. Le territoire, tranché, découpé ; son agencement, ses méandres. Raconter les forêts, les lacs, les chemins ; comme on raconte un visage. Trait pour trait.
Constat, description, inventaire. Poésie du document. Mille facettes qui se combinent, se tissent, se stratifient pour donner jour à l’image du monde.
Fragments pour une cartographie. Assembler les indices, les morceaux épars. Reconstruire le temps d’un lieu, ses vibrations, son souffle. Décoder les voies de passage, les voix soufflées ; les lieux et les âmes. Rendre compte du lieu et des habitants ; déceler ce qu’aujour’hui on nomme urbanité ; percevoir les mesures du paysage.
Raconter les lieux, les êtres ; les tensions, les ruptures ; les voies, les sédiments. Le temps.
Décrire et raconter ce qui se donne à voir. Sans histoires, sans anecdotes.
Très ancré dans le monde tel qu’il se donne, mon travail se nourrit de temps et de déambulations.
Je dois m’imprégner, arpenter, me perdre. Tracer la carte. Comprendre sa structure, ce qui le soutient et le sous-tend ; dessiner ses limites, esquisser son contour.
Découper et réagencer ce qui est là, l’ingérer et finalement le rendre images.
C’est pourquoi le temps est si important. Je dois d’abord apprendre à respirer le lieu, sentir son poul, ses jours, ses nuits ; prendre le temps de trouver ce regard qui ne sera pas superficiel et dévoilera alors un instant particulier du monde.
Je cherche avant tout à rendre compte du lieu, à le rendre image et « faire voir le visible »¹. Il s’agit de laisser l’espace se construire en images : « il ne s’agit plus de parler de l’espace ou de la lumière, mais de faire parler l’espace et la lumière qui sont là »².
Je veux laisser l’hors-moi et le temps me regarder comme je les regarde. Je regarde et cela me regarde.
Et tenter alors, comme le dit si bien Daniel Arasse, de révéler une forme qui pense : « Qu’est-ce qui fascine dans un tableau, qui fait que telle oeuvre plutôt que telle autre nous arrête et qu’on ne peut s’en détacher ? En ce qui me concerne, je dirais que c’est le sentiment que dans cette oeuvre-là il y a quelque chose qui pense, et qui pense sans mots. »³
Notes
1. Maurice Merleau-Ponty, L’oeil et l’esprit, 1964, p.29.
2. Maurice Merleau-Ponty, ibid, p.59.
3. Daniel Arasse, Histoires de peintures, 2003, p.21.