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Hélène MARTINELLI – ENS LSH
Lien ENS Lyon
Devant moi cieux, terre et mer : une genèse.
Je les vois ; je ne pense à rien d’abord qu’à questionner leur présence. Comme si rien ne pouvait la justifier qu’un bouleversement. Comme s’il fallait la justifier.
Un coin de nature, non. Plutôt un calme plat. A Lille, le ciel est gris ; ici le ciel encore, de nuit ; et là-bas un buisson ; une mer terne – normande? – que ses baigneurs ont désertée. Brise légère et tiédeur sans doute, pas le plus léger trouble.
Déserts. Tout est bien à sa place. Aucun évènement pour traverser le lieu, vidé du pittoresque, banal.
Je le regarde – et je ne sais pas où regarder : une table rase, une nature morte. Nature tranquille. Silence.
Aucun vélo pour surgir par hasard dans le cadre, pour imposer un axe et stabiliser le tout. Pas même un arrière plan qui dérange le premier, un personnage ou deux, ou un oiseau peut-être. Ils avaient l’habitude d’inventer une histoire.
Voici le dispositif, préparatoire : le socle d’une image. Opaque. Lisse. Une ébauche et un état des lieux.
Je suis le lecteur perplexe d’un nouveau roman photographique dont la clé se dérobe. J’attends. Je guette la venue d’un signe, j’attends que l’évènement me prenne par la main. Mais circulez, scrutez. Il n’y a rien à voir et la nature morte ne sortira jamais de son cadre.
C’est le cadre qui s’agenouille, mesure, agence les éléments ; qui situe l’horizon. Il multiplie et il cisaille, son corps est immobile et son regard dirige : il est l’événement du lieu.
Il fallait ce nivellement des choses et cette nudité. L’événement exposé dans le cadre nous cachait l’évènement du cadre. Le Templum. Qui fait le tour du lieu, l’énumère sans jamais le contenir. Partout il n’a que faire des limites et des bords de l’espace, et le saisit à la racine, à l’intérieur d’une surface. Pour saisir la densité du dedans. Pour que le réel tienne debout.
Nuages étoiles brindilles et vagues : autant de parcours latents. Je vois : j’ordonne, je parcours ces parcelles de nuages sans taille pour y projeter des formes. Je me perds dans les réseaux noueux de branchages et de baies. J’explore les possibilités de parcours virtuel entre les points, les lignes, entre les surfaces et les profondeurs. J’ai la mer à mes pieds, je pénètre ses strates. Je creuse ; Je me tisse un réseau dans l’espace signifié.
L’espace fait abstraction ? Le réel en voie de devenir symbolique, qui se défile pour ne laisser que la possibilité du symbole. Je parcours, elle parcourt. Sous la carte, le paysage fait de points et de lignes n’est jamais que surfaces, couches, épaisseurs. Sous le paysage, la carte s’organise en fonction d’un ordre supposé.
Templum : au-delà ou au deçà de la carte.
Et cette bouée rouge : centre, jalon, point de vue ? Elle ne justifie pas l’ensemble. Il tourne autour et il s’y tient. Cosmos. L’univers aussi se tient dans le vide entre les astres. Dans la tension. Entre le vide et le plein, le signe et le symbole, entre étoiles, baies, bouées.
Partout, de l’infime dispersé : broutilles, petits points suspendus dans l’espace et formes en pointillé. La géométrie du coup de dés.
Alors l’immensité remplit. Et la matière première s’étale et sature les supports de l’image, remplit infiniment les quadrilatères lisses. J’ouvre une fenêtre et je la mure. Densité du ciel, entre aplat et profondeur ; grillage d’épines ; mer opaque et sans marges ; ciel troué d’étoiles : se déploie l’épaisseur du vide. La surface et l’abîme.
L’image est une tension à laquelle je me prête. Faite écran, suspendue entre ce qu’elle montre et ce qu’elle cache, entre la nature qui s’y livre et s’y efface. Sans elle, les espaces correspondent ; l’espace est une correspondance.
Je montre. Au moment de tourner la page, quand les baies rouges ne sont déjà plus là et quand la bouée ne l’est pas encore – elle montre, je montre.
Ne rien montrer : montrer. Au commencement étaient l’œil et le geste.
Jamais qu’un commencement.
Devant moi cieux, terre et mer : une genèse seconde, inachevée.